Malgré les traces de son utilisation dans les pharmacopées les plus anciennes, le chanvre est diabolisé à la fin du 19ème siècle, son usage tombe alors en désuétude aussi bien dans le domaine industriel où il est supplanté par le plastique et le nylon que dans le domaine thérapeutique. Seule une poignée de scientifiques ont pris le risque de persévérer dans leurs études. Raphael Mechoulam fait partie de ceux-là et plus encore on le considère comme le pionnier des pionniers, le père du THC.
Avec environ 300 études sur le sujet à son actif c’est une sommité du monde du cannabis scientifique qui fait encore parler de lui, et qui a maintenant 92 ans, n’a pas fini de nous surprendre. Nous allons nous intéresser à son parcours personnel et scientifique ainsi qu’à ses principales découvertes. Nous verrons par la suite en quoi il a révolutionné notre perception de la plante et quelles sont les dernières trouvailles de son équipe scientifique ultra performante.
Son parcours.
Le « père de la recherche sur le cannabis » est né à Sofia en 1930 de parents juifs, son pays bascule dans le nazisme lors de la seconde guerre mondiale. Son père physicien décide de se retirer pour exercer la médecine dans de petits villages et ainsi mettre sa famille à l’abri de l’antisémitisme grandissant dans les principales villes du pays. Suite à une dénonciation, son père est envoyé dans un camp de concentration, il en réchappe grâce à ses talents de médecin et à la solidarité de la communauté juive bulgare. Puis vient le communisme, Raphael Mechoulam qualifie la période de « grand lavage de cerveau ». Il décide alors d’émigrer avec toute sa famille en 1949 dans le tout jeune Etat Hébreux. Il démarre des études de chimie et décroche un doctorat à l’institut Weizman. Conscient que les effets psychoactifs du cannabis restent largement incompris et sous étudiés comparativement à d’autres drogues, il décide de s’engager pleinement dans l’appréhension de cette plante mystérieuse voire « maudite ». En collaboration avec Yechiel Gaoni ils ont pour but d’isoler les principaux composés actifs présents dans la plante de cannabis sativa. Les débuts son laborieux car la plante étant illégale il est difficile de s’en procurer. Il parvient malgré tout, grâce à un policier complice, à se procurer 4 kilos de libanais de contrebande et démarre alors ses recherches. La position dogmatique des Etats à cette époque l’oblige à exercer dans une sorte d’illégalité temporaire. Par la suite il parvient à obtenir un permis officiel de la part du ministère de la santé israélien lui permettant de disposer d’autant de matière qu’il le souhaite pour ses expérimentations. Il utilise alors les méthodes les plus modernes et à la pointe de la science des années 60 pour parvenir à ses fins.
La découverte du THC.
Raphael Mechoulam choisit d’étudier le cannabis car il est à la recherche d’un sujet non traité par les grands centres de recherche mondiaux pour pouvoir se distinguer et innover. D’autre part ce thème correspond à son sujet de prédilection qui est l’étude des problèmes chimiques et biologiques.
Grâce à ses méthodes de travail révolutionnaires pour l’époque, il isole rapidement une douzaine de composés qu’il décide de tester sur des singes. Il remarque alors qu’un de ces composés à un effet sédatif important, c’est le seul composé actif du lot! Il identifie pour la première fois au monde le delta-neuf tétrahydrocannabinol ou THC, l’élément le plus actif du cannabis. Avec Yechiel Gaoni ils publient l’étude légendaire « Isolation, structure et synthèse partielle d’un composant actif du haschich. »
Il décide de tester sa découverte sur les humains et réunit un groupe d’une dizaine d’amis afin de voir si les effets observés sur les singes sont aussi valables pour les humains. Sa femme Dalia prépare un gâteau, sur 5 parts il dépose 10 mg de THC pur et rien sur les 5 autres afin de comparer les effets. Aucune des personnes présentes lors de cette expérience n’avait consommé de cannabis auparavant. Chacune des personnes ayant ingéré la part avec du THC a ressenti des effets mais ce qui le surprend le plus c’est que chacun à vécu cela différemment. Certains étaient détendus, se sentant dans un autre monde, avec l’envie de se relaxer et de profiter, un autre déclara qu’il n’avait rien ressenti mais tout le monde remarqua qu’il devenait très bavard, un participant à eu des vagues de fou rire de 15 à 20 secondes et enfin un des membres du groupe a ressenti de l’anxiété et une sorte de paranoïa. La question devient alors pourquoi autant de sensations différentes pour un seul et même composé ? Une nouvelle interrogation qui va le lancer sur la piste du système endocannabinoïde ou SEC.
La compréhension du système endocannabinoïde.
Dans le milieu des années 80 le docteur Allyn Howlet de l’université de St Louis aux USA, découvre le récepteur CB1 présent dans le cerveau et avec lequel se lie le THC. On réalise pour la première fois que le THC interagit avec un récepteur pour provoquer ses effets. Cette découverte majeure laisse entendre que si des récepteurs sont présents dans notre corps celui-ci doit produire des cannabinoïdes en interne. Les scientifiques se lancent alors dans la recherche de composés endogènes (produit par notre corps) similaires au THC. L’équipe de Mechoulam (Bill Devane, Lumin Ondrej Hanus) travaille sans relâche sur le sujet en étudiant notamment des cerveaux de cochons très proches du notre. Ils parviennent alors à découvrir un composé présent dans le cerveau et agissant sur les récepteurs, le nom scientifique est Arachidonoyl Ethanolamide mais ils l’appellent Anandamide car à l’époque Bill Devane étudiait le Sanscrit une langue ancienne de l’Inde. On pourrait traduire cela par molécule du bonheur Ananda signifiant joie suprême, plaisir intense. C’est une publication majeure pour le monde scientifique. Ils mettent alors à jour un véritable réseau de récepteurs disséminé dans l’ensemble du corps et influencé par l’anandamide, c’est le système endocannabinoïde.
Un chercheur hors normes et des pistes prometteuses peu exploitées.
Comme décrit en introduction, le cannabis est utilisé comme médecine depuis l’Egypte antique. Le professeur s’appuie donc sur des textes anciens pour redécouvrir les propriétés du chanvre. Il s’aperçoit qu’un prince arabe souffrant de crises d’épilepsie s’était vu prescrire du cannabis comme médicament. Il lance alors des recherches sur le sujet en y appliquant les techniques de la science moderne. Il traite un groupe de patients avec du cannabidiol et note des améliorations importantes. Cette découverte tombe dans l’oubli et ne sera exploitée que 30 ans plus tard….
En 1995, Raphael Mechoulam propose de tester le THC sur les enfants atteints de cancer. Il s’appuie sur des expérimentations détaillées prouvant l’intérêt de l’usage du cannabis lors de traitements lourds du type chimiothérapie. En effet, le cannabis permet d’atténuer les effets secondaires causés par certains médicaments comme par exemple un état nauséeux. En collaboration avec le professeur Avramov il lance des essais cliniques pour tester cette option et ainsi améliorer la vie de ces enfants malades. L’expérience consiste à donner des micro-doses de gouttes de THC mélangées à de l’huile d’olive environ 3 fois par jour pendant le traitement anti cancer. Ces micro-doses n’ont causé aucun effet psychoactif et elles ont permis d’améliorer l’état des patients testés. Une foi de plus et malgré des résultats encourageants, cette étude est tombée dans l’oubli et ce jusqu’à nos jour.
Sa contribution à notre perception de la plante.
La contribution de Raphael Mechoulam à l’évolution des mentalités d’un point de vue scientifique, politique et sociétal est énorme. Il a, comme on l’a vu malgré les obstacles, relancé l’intérêt scientifique sur le cannabis. Son étude sur la découverte du THC a été citée plus de 5000 fois. Il a multiplié les expérimentations, environ 300 à ce jour, et il a pu s’entourer des plus grands spécialistes et constituer des équipes scientifiques reconnues et respectées dans le monde entier. Ses études ont mis en lumière l’importance de l’usage du cannabis dans le traitement de certaines pathologies lourdes, ce qui a permis aux politiques à travers le monde de prendre le relais. Aujourd’hui l’utilisation du cannabis thérapeutique a été adoptée par la majorité des pays développés. Le débat que cela a induit a été l’occasion de dédiaboliser la plante en montrant qu’elle pouvait apporter des réponses sérieuses et concrètes à des enjeux thérapeutiques et sociétaux majeurs. Il a ouvert la voie à de nombreux scientifiques qui ont pu prendre le relais de ses découvertes et approfondir et développer nos connaissances sur des sujets scientifiques importants tels que l’appréhension du système endocannabinoïde-like. Son grand rêve est aujourd’hui de prouver l’hypothèse que le système endocannabinoïde, qui est unique pour chacun d’entre nous, pourrait être à l’origine de la constitution et du façonnement de nos personnalités.
EPM301 la dernière contribution de l’équipe de Raphael Mechoulam.
Avant leur activation les cannabinoïdes naissent sous une forme acide à l’intérieur des trichomes. Les trichomes sont les petites glandes résineuses visibles à la surface des fleurs. On a donc du CBGA, CBDA ou THCA. Cette forme acide primitive n’est pas active. C’est la raison pour laquelle ingérer de l’herbe crue n’aura aucune incidence. C’est la chaleur et l’oxydation qui font passer les composés de leurs formes acides à leurs formes actives. Lorsqu’on chauffe du chanvre le CBDA devient du CBD et prend sa forme active, ce processus est appelé décarboxylation.
Or les acides cannabinoïdes ont aussi des propriétés intéressantes dans des domaines variés tels que le traitement des douleurs stomacales, la gestion des émotions ou sur certaines maladies dégénératives entres autres pistes. Le problème majeur était alors de pouvoir stabiliser ces acides et de les produire sous forme de médicaments. Or la science était confrontée au problème de la conservation et du maintient des composés dans leur forme acide initiale.
A la tête d’une équipe de chercheurs travaillant pour le groupe pharmaceutique EPM, l’objectif de Mechoulam était d’empêcher la transformation des acides en cannabinoïdes pour pouvoir bénéficier de leurs bienfaits spécifiques. Or ces acides sont si instables que le processus de digestion et la température de notre corps eux-mêmes contribuent à les dégrader. L’équipe de chercheurs sous l’impulsion de Mechoulam et motivés par l’idée que les effets des acides cannabinoïdes pourraient être très puissants réussit à développer une méthode pour stabiliser les acides appelée l’estérification. Ils parviennent ainsi à stabiliser le CBDA, ils ouvrent ainsi la voie à de possible nouveaux traitements avec cet acide cannabinoïde de synthèse appelé EPM301. Encore une contribution parmi tant d’autres.
Une des dernières distinctions prestigieuses reçue par Raphael Mechoulam est le prix Harvey en 2020, qui est souvent le précurseur du Nobel. L’intitulé de la remise de prix par Technion est un bon résumé de la contribution de Mechoulam à la science moderne et nous servira ici de conclusion. Il reçoit donc ce prix « pour ses recherches révolutionnaires qui ont permis d'élucider les composants, les mécanismes d'action et les implications du système cannabinoïde sur la santé humaine. Ses découvertes approfondies, qui s'étendent sur plusieurs décennies, ont eu un profond impact sur la compréhension des conséquences négatives de l'abus de drogues et ont apporté des promesses thérapeutiques à un large éventail de maladies et d'états pathologiques, tout en contribuant au bien-être de l'homme. »